CONTES, ENFANCE, NATIVITE DE JESUS, NOËL, NOEL

Contes de Noël

Contes de Noël

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Entre le bœuf et l’âne gris

Auteur : André-Delastre, Louise | Ouvrage : Autres textes .

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Parmi les fêtes chrétiennes, Noël avait toutes les préférences de saint François [d’Assise] (il n’est pas le seul) ! Ce jour, qui nous a donné le Sauveur, ne pouvait à ses yeux apporter assez de joie aux créatures, même à leur corps, ce « Frère Âne » qu’il traitait si mal d’ordinaire. Une année que Noël tombait un vendredi, les frères délibéraient pour savoir si l’on ferait maigre ce jour-là. François proteste : « Ne parlez pas de vendredi ni de maigre 1 un jour pareil, le jour où l’Enfant-Dieu est né. Je voudrais qu’en ce jour les murs mêmes puissent manger de la viande, ou du moins qu’on les frotte de graisse puisqu’ils ne peuvent manger ».

Il demandait aux riches de régaler les pauvres en l’honneur de la fête et de donner aux bœufs et aux ânes, compagnons de Jésus dans l’étable, double ration d’avoine et de foin. — « Si je connaissais l’Empereur, disait-il encore, je le supplierais de faire une loi ordonnant de semer du grain sur les routes pour le régal des petits oiseaux, et surtout de nos sœurs les Alouettes. » Ces alouettes, qui montent si haut dans le ciel en chantant, devaient lui rappeler les anges de Bethléem.

Bref, notre saint aimait tant Noël que, trois ans avant sa mort, lui vint à ce sujet une belle idée. Il fait appeler Messire Jean, noble riche, instruit et chrétien plus fervent encore. — « Rends-toi à Greccio si tu le veux bien, lui dit-il ; nous y célébrerons la prochaine fête du Seigneur. Pars dès maintenant et occupe-toi des préparatifs que je vais t’indiquer… »

Ici, nous ne trahirons pas le secret que, longuement, François confie à l’oreille de Jean. Celui-ci accepte aussitôt et se met en route.

La grande Nuit arrive. On a convoqué les Frères de plusieurs couvents des environs et le peuple se presse, nombreux, avec des torches et des cierges. Tous sont fort intrigués : il y aura une surprise, paraît-il. Le lieu, déjà, étonne. Une messe de minuit en plein bois, dans une grotte, une cabane ? Un frère rassure les scrupuleux : la permission de dresser cet « autel portatif » — comme nous dirions — a été obtenue de Rome. Elle était alors très rarement donnée, mais le Pape vénérait beaucoup Frère François.

Lorsque celui-ci arrive, il voit que Messire Jean a fait exactement comme il voulait et, déjà, se sent tout heureux. Les fidèles n’en croient pas leurs yeux : une mangeoire est là, remplie de foin, et de chaque côté, un âne et un bœuf, comme à Bethléem. Il ne manque que les personnages, mais à cette époque nul n’aurait osé aller jusque-là 2.

Les frères chantent l’Office et les montagnes d’alentour renvoient l’écho de ces belles prières ; les lumières brillent dans la nuit.

L’heure venue de la messe, François revêt le vêtement du diacre, la dalmatique, pour assister le prêtre à l’autel…

— Comment, ce n’est pas lui qui dit la messe ?

— Non, car il ne fut jamais ordonné prêtre et resta diacre toute sa vie. Par humilité, croyons-le ; mais le diacre peut toucher les hosties consacrées, lire l’Évangile et remplir bien d’autres fonctions et cela seulement le comblait de joie ».

Si pauvre pour lui et pour ses frères, il ne trouvait jamais assez beaux les calices et les ciboires qui doivent contenir le Corps et le Sang du Christ. Il avait aussi le plus grand respect pour les mains des prêtres et leur personne et disait souvent : « Si je rencontrais un saint venu du Ciel et le plus pauvre petit prêtre, je saluerais le prêtre avant le saint, car ses mains touchent le Verbe de Dieu, le Pain de vie ». 3

Mais revenons à notre messe.

Le prêtre, donc, monte à l’autel qu’on a dressé sur la mangeoire ; il dira n’avoir jamais senti autant de ferveur qu’en célébrant cette messe-là.

François, pourtant bien affaibli, chante l’Évangile d’une voix joyeuse et sonore, puis il prêche. Lorsqu’il parlait de l’Enfant de Bethléem, cette voix, écrit l’historien, devenait comme un bêlement d’agneau, tant le seul Nom de Jésus était doux, passant sur ses lèvres.

Messire Jean de Greccio, qui méritait bien une récompense aurait aperçu de ses yeux, dans la mangeoire, un merveilleux petit enfant endormi, mais qui se réveillait chaque fois que François approchait de lui. Le saint, par sa
parole, ne réveillait-il pas en effet dans le cœur des hommes Jésus, trop souvent oublié ?

Les cérémonies terminées, chacun rentra chez soi. Nul ne se souvenait d’avoir jamais connu un Noël aussi beau.

Mais les Frères avaient gardé le foin de la crèche, et chaque fois qu’une bête était malade dans une ferme de la région, on lui en faisait manger un peu. Souvent elle guérissait ; Dieu sait bien que les paysans ont besoin de leurs animaux. Des hommes et des femmes mêmes, en touchant pieusement quelques brins de ce foin recouvraient la santé, les mamans surtout, lorsqu’elles avaient de la peine à mettre leur bébé au monde.

La « crèche » de Greccio fut d’ailleurs convertie en chapelle et son autel s’élève à l’endroit de la mangeoire. Le Jésus de la crèche et celui de l’Hostie ne sont-ils pas le même divin Sauveur ?

Voila pourquoi, dans notre Arche de Saint François, les autres animaux se rangent avec une sorte de respect pour laisser entrer de compagnie l’âne et le bœuf ; ils leur ont même réservé un coin spécial, avec du foin.

Extrait de L’arche de Saint François, (1986), Louise André-Delastre

Illustration de Christine Tracol.

 

Notes :

Faire maigre est se priver de viande, par pénitence, le vendredi et certains jours de l’Avent et du Cueille ou les veilles de grandes fêtes. L’Église a adouci ce commandement, mais beaucoup de fidèles continuent à l’observer ; c’est tout de même une bien petite privation !

Il ne faut donc pas dire que Saint François ait inventé les crèches telles que nous aimons tant à les faire
aujourd’hui, mais sa belle idée en donna d’autres aux artistes. Quant aux santons… les premiers ne furent-ils pas tous les gens de Greccio ?

Un saint de notre temps, aussi ami de la pauvreté que François, comme lui ne trouvera jamais rien d’assez beau pour le culte de Dieu, pour les églises, et, comme lui, parlera admirablement de la grandeur du prêtre c’est le saint Curé d’Ars.
(Lire, du même auteur, « Saint Jean-Marie Vianney, Curé d’Ars », 2e éd., 1986, Bétinas Annonay).

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Une crèche à la page

Auteur : Dardennes, Rose | Ouvrage : Et maintenant une histoire II, Fêtes de l’année liturgique .

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Qu’en penses-tu, Michel ?

– Qu’en dis-tu, Nicolas ?

– Parle aussi, toi, Luc… »

Parler ?… Souvent, la chose est aisée aux trois garçons. Aujourd’hui, elle leur semble terriblement difficile : ils voudraient exprimer des choses… des choses qui ne sont pas faciles à dire. Alors, ils se taisent ; ils réfléchissent et concluent seulement :

« Il faut que ça finisse ! »

***

De mémoire d’homme, il y eût des frottements durs entre les Têtembois-de-la-ville et les Têtembois-de-la-terre. Ceux de la ville éclaboussaient les cousins paysans de leurs toilettes et de leur argent, de leur fin parler, de leur confort et de leur mépris pour cette allure de rustauds endimanchés qu’ils promenaient sur les trottoirs de la ville, les jours de marché. Ceux de la terre se moquaient un brin des cousins citadins qui ne distinguaient pas une poule d’un coq, et pour un peu de boue poussaient des cris de pintade effarouchée ; surtout, ils ne leur pardonnaient pas de compter pour abêtissant leur rude labeur, et de les tenir pour rustres, parce qu’ils n’avaient point appris à débiter joliment des inutilités et des menteries. À chaque rencontre, cela faisait des étincelles ; aussi, les rencontres s’espacèrent de plus en plus : hier, on en était à l’échange d’une carte au jour de l’an…

Mais le chômage survint, et se compliqua de la maladie, chez les Têtembois-de-la-ville, qui se firent « tout miel » avec les Têtembois-de-la-terre : « Cousin par-ci… Cousine par-là… Comment allez-vous ?… Quelle joie de vous revoir !… Dites donc ?… le petit a besoin de grand air et de bonne nourriture ; nous avions pensé que, peut-être… »

Les Têtembois-de-la-terre suivaient le manège d’un œil amusé. Tiens ! tiens ! Ça sert donc à quelque chose, ces paysans ? On échangea des mots acides ; et cela finit très mal.

Mais Luc, Michel et Nicolas Têtembois-de-la-terre se demandent par quel bout cet esprit « revanchard » peut bien s’accorder avec la Loi de Jésus qui dit de s’aimer tous comme des frères. Et, ne trouvant vraiment pas, ils concluent :

« Il faut que ça finisse ! »

Mais comment faire finir « ça » ?

***

« Où donc sont les gamins ?

– Dans la chambre, à déménager la crèche.

– Déménager la crèche ? C’est pas encore le temps, la Marie. Tu veux dire qu’ils y installent les Rois-Mages, sans doute ?

– Oh ! j’sais point, moi. Mais ils y sont d’puis l’matin, avec des airs de conspirateurs… »

Ils ont même demandé à Maman de ne pas venir voir avant que ce soit fini ; le mystère intrigue fort Maman… et même Papa…

« Tu crois, la Marie, qu’faut les laisser bricoler ça sans y voir ?

– C’est une surprise, qu’y-z-ont dit… »

***

Si Papa et Maman Têtembois-de-la-terre savaient ce qui se passe dans la chambre, ils seraient encore plus intrigués. Luc, Michel et Nicolas dessinent, découpent, collent, clouent et calligraphient… Cela n’a rien d’extraordinaire ; l’étonnant, c’est qu’ils prient en travaillant :

« Prête-moi tes ciseaux, Michel…

– Tiens… Je vous salue, Marie, pleine de grâce…

– Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, maintenant…

– Oui, c’est « maintenant » qu’elle doit prier pour nous, la maman du ciel…

– C’est surtout ce soir… Je vous salue, Marie, pleine de grâce…

– Priez pour nous… maintenant… et ce soir… quand Papa et Maman verront. »

Le murmure de leurs « ave » se mêle au crissement des ciseaux et au toc-toc des marteaux… Les petits Têtembois ne sont pourtant ni des moines ni des saints, je vous assure !… Leur cervelle déborde toujours d’idées désopilantes et leurs jambes nerveuses ont du mal à rester en place pendant le catéchisme ; mais aujourd’hui, ils ont décide de frapper un grand coup ; et ils sentent le besoin de « mettre la Sainte Vierge avec eux ».

« Dis donc, elle sera peut-être fâchée, la Sainte Vierge, qu’on la retire de la crèche ?

– Bêta, va ! On ne la retire pas : on la met à la mode d’à présent, tiens ! »

Et crac-crac-crac… les ciseaux s’activent…

Et pan-pan-pan, répondent les marteaux…

« C’est fou, fou, fou ! ›› souffle le diable qui n’est pas content.

« Que non, non, non ! » répliquent les petits gars.

« Je vous salue, Marie…

– Priez bien pour nous… »

***

« Marie ?… Eh, Marie ?… Écoute voir… »

Papa Têtembois a l’air tout drôle… Si ses petits gars le voyaient, ils se douteraient de quelque chose… Mais ils ne peuvent le voir : ils sont au catéchisme… Ils sont partis en fermant soigneusement la porte de la chambre… Mais Papa est venu tout doucement l’entrouvrir… il a jeté un coup d’œil… puis deux… puis tout d’un coup il est entré :

« Faut que j’aille voir ça ! »

Il n’en voulait pas croire ses yeux… Alors, il a appelé la Maman, pour qu’elle regardât aussi… Et maintenant, ils sont tous les deux devant la crèche. La même crèche qu’hier, avec les rochers et le sentier de mousse… Mais les personnages ont changé : le cousin Têtembois-de-la-ville a pris la place de saint joseph, et la Sainte Vierge est remplacée par la cousine !… Le Petit Jésus Lui-même est parti, avec son auge de paille : à la place, il y a les trois petits cousins Têtembois-de-la-ville, à. table devant des assiettes vides… Les bergers, le bœuf et l’âne ont déserté cette salle à manger de ville ; et les Rois-Mages qui étaient en route, chargés de présents, sur le chemin de mousse, se sont effacés devant Luc, Michel et Nicolas Têtembois-de-la-terre qui poussent une brouette vers cette extraordinaire crèche…

Et, sur leur brouette, il y a trois petits billets soigneusement pliés. L’un dit : « Je donne au Petit jésus les pommes de mon goûter d’une semaine ». L’autre annonce : « Le beurre de ma tartine pendant huit jours ». Et le troisième promet : « Mon beau lapin blanc »…

Sans doute ces choses eussent été réellement sur la brouette si celle-ci n’avait été si petite, petite, à la mesure des photographies dans lesquelles les trois garçons avaient découpé les personnages de leur crèche « à la mode d’à présent ».

Papa et Maman Têtembois-de-la-terre restent tout ébahis à la vue de la famille Têtembois-de-la-ville, surgit dans la crèche à la place de la Sainte Famille…

« Qu’est-ce ça signifie, la Marie ?

– T’en as point une ‘tite idée, le Père ?… »

Peut-être bien qu’ils en ont tous deux une « “tite idée »… car leurs cœurs sont drôlement retournés… Et, quand ils voient la banderole que tendent les anges au-dessus de cette crèche moderne, ils comprennent tout à fait. Les anges de cette année-là ne chantent plus « la paix aux hommes de bonne volonté » ; ils expliquent la « bonne volonté » qu’il faut pour mériter cette paix-là ; ils disent, de la part du Petit Jésus : « Ce que vous ferez au plus petit des miens, c’est à Moi que vous le ferez ».

Papa et Maman se regardent…

Ils se mouchent très fort… si fort que ce n’est pas naturel… Est-ce que ça fait cet effet-là quand des cœurs chrétiens se réveillent ?…

« Ils sont meilleurs que nous, nos petits gars…

– Mais on pourrait peut-être devenir aussi bons qu’eux, le Père ?… »

Cette année-là, il y eut cinq Rois-Mages à la crèche des Têtembois-de-la-terre, car le papa et la maman de Luc, Michel et Nicolas réclamèrent l’honneur d’y porter aussi leur offrande…

Et comme tout était vraiment moderne à cette crèche-là, le téléphone convia les Têtembois-de-la-ville à en prendre livraison, en partageant le lendemain le repas familial et la galette des rois… Une famille de bonne volonté avait retrouvé la paix auprès d’une « crèche à la page »…

Et le Petit Jésus demeura chez les Têtembois-de-la-terre avec le petit dernier des Têtembois-de-la-ville qui était si pâlot et avait besoin du grand air…

Rose Dardennes.

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Les rois mages

Auteur : Mistral, Frédéric | Ouvrage : Autres textes .

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À la rencontre des Rois. – La crèche.

– C’est demain la fête des Rois Si vous voulez les voir arriver, allez vite à leur rencontre, enfants, et portez-leur quelques présents.

Voilà, de notre temps, ce que disaient les mères, la veille du jour des Rois.

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Et en avant toute la marmaille, les enfants du village ; nous partions enthousiastes à la rencontre des rois Mages, qui venaient à Maillane, avec leurs pages, leurs chameaux et toute leur suite, pour adorer l’Enfant Jésus.

– Où allez-vous, enfants ?

– Nous allons au-devant des Rois !

Et ainsi , tous ensemble, mioches ébouriffés et petites blondinettes, avec nos calottes et nos petits sabots, nous filions sur le chemin d’Arles, le cœur tressaillant de joie, les yeux remplis de visions. Et nous portions à la main, comme on nous l’avait recommandé, des fouaces pour les Rois, des figues sèches pour les pages et du foin pour les chameaux.

Jours croissants,
Jours cuisants.

C’était au commencement de janvier et la bise soufflait : c’est vous dire qu’il faisait froid. Le soleil descendait, tout pâle, vers le Rhône. Les ruisseaux étaient glacés, l’herbe était flétrie. Des saules dépouillés, les branches rougeoyaient. Le rouge-gorge et le roitelet sautaient, frétillants, de branche en branche, et l’on ne voyait personne aux champs, à part quelque pauvre veuve qui mettait sur sa tête son tablier rempli de souches, ou quelque vieillard en haillons qui cherchait des escargots au pied d’une haie.

– Où allez-vous si tard, petits ?

– Nous allons au-devant des Rois !

Et la tête en arrière, fiers comme Artaban, en riant, en chantant, en courant à cloche-pied, ou en faisant des glissades, nous cheminions sur la route crayeuse, balayée par le vent.

Puis le jour baissait. Le clocher de Maillane disparaissait derrière les arbres, derrière les grands cyprès noirs ; et la campagne s’étendait tout là-bas, vaste et nue. Nous portions nos regards aussi loin que possible, à perte de vue, mais en vain ! Rien ne paraissait, si ce n’est quelques fagots d’épines emportés par le vent dans les chaumes. Comme cela a lieu dans les soirées d’hiver, tout était triste et muet.

Parfois, cependant, nous rencontrions un berger, pelotonné dans sa limousine, qui venait de garder ses brebis.

– Mais, où allez-vous, enfants, si tard ?

– Nous allons au-devant des Rois… Ne pourriez-vous pas nous dire s’ils sont encore bien éloignés ?

– Ah ! les Rois ?… C’est vrai… Ils arrivent là-derrière. Vous allez bientôt les voir.

Et de courir, et de courir au-devant des Rois, avec nos gâteaux, nos petites fouaces et des poignées de foin pour les chameaux.

Puis le jour tombait. Le soleil, noyé dans un gros nuage, s’évanouissait peu à peu. Les babils folâtres se calmaient un brin. Le vent devenait plus froid. Et les plus courageux marchaient avec retenue.

Tout d’un coup :

– Les voilà !

Un cri de joie folle partait de toutes les bouches. Et la magnificence de la pompe royale illuminait nos yeux. Un rejaillissement, un triomphe de couleurs splendides embrasait le couchant. D’énormes lambeaux de pourpre flambaient ; une demi-couronne d’or et de rubis, lançant dans le ciel un cercle de longs rayons, rendait l’horizon éblouissant.

– Les Rois les Rois !… Voyez leur couronne ! voyez leurs manteaux, leurs drapeaux, leur cavalerie et leurs chameaux !

 

Et nous restions tout ébaubis !… Mais bientôt cette splendeur, cette gloire, dernière flambée du soleil couchant, se fondait, s’éteignait peu à peu dans les nuages ; et, stupéfaits, bouche béante, dans la campagne sombre, terrifiante, nous nous trouvions tout seulets.

– Où donc ont passé les Rois ?

– Derrière la montagne.

La chouette miaulait. La peur nous saisissait ; et, dans le crépuscule, nous nous en retournions penauds, en grignotant les gâteaux, les fouaces et les figues que nous avions apportés pour les Rois.

Et quand enfin nous arrivions à nos maisons :

– Eh bien les avez-vous vus ? nous disaient nos mères.

– Non ! Ils ont passé d’un autre côté, derrière la montagne.

– Mais quel chemin avez-vous donc pris ?

– Le chemin d’Arles.

– Ah mes pauvres enfants, les Rois ne viennent pas de ce côté. C’est du Levant qu’ils viennent. Pardi, il vous fallait prendre le vieux Chemin de Rome… Ah ! comme c’était beau, si vous aviez vu !… si vous aviez vu, quand ils sont entrés dans Maillane ! Les tambours, les trompettes, les pages, les chameaux, quel brouhaha ! mon Dieu !… Maintenant ils sont à l’église, en adoration. Après dîner, vous irez les voir.

Nous dînions vite ; puis, nous courions à l’église. Et dans l’église comble, dès notre entrée, l’orgue, accompagnant le chant de tout le peuple, commençait lentement, puis continuait d’une voix formidable le superbe Noël :

Ce matin
J’ai rencontré le train
De trois grands rois qui partaient en voyage
Ce matin J’ai rencontré le train
De trois grands rois dessus le grand chemin.

Nous autres, affolés par la curiosité, nous nous faufilions entre les jupons des femmes, jusqu’à la chapelle de la Nativité ; et là, sur l’autel, nous voyions la belle Étoile ! Nous voyions les trois rois Mages en manteaux rouge, jaune et bleu, qui saluaient l’enfant Jésus : le roi Gaspard avec sa cassolette d’or ; le roi Melchior avec son encensoir, et le roi Balthazar avec son vase de myrrhe ! Nous admirions les galants pages qui portaient la queue des manteaux traînants ; les chameaux bossus qui élevaient la tête sur l’âne et le bœuf ; la sainte Vierge et saint Joseph ; puis, tout alentour, sur une petite montagne de papier barbouillé, les bergers, les bergères, qui portaient des fouaces, des paniers d’œufs et des langes ; le Meunier, qui tenait un sac de farine ; la Fileuse, qui filait ; l’Ébahi qui s’émerveillait ; le Rémouleur, qui remoulait ; l’Hôtelier ahuri qui, réveillé en sursaut, ouvrait sa fenêtre, et tous les santons qui figurent à la Crèche ; mais celui que nous regardions le plus, c’était le roi Maure.

Parfois, depuis lors, quand viennent les Rois, je vais me promener, à la chute du jour, sur le chemin d’Arles. Le rouge-gorge et le roitelet y voltigent toujours le long des haies ; toujours quelque vieux cherche, comme jadis, des escargots dans l’herbe, et la chouette miaule toujours. Mais dans les nuages du couchant, je ne vois plus les illusions, je ne vois plus la gloire ni la couronne des vieux Rois.

– Où ont passé les Rois ?

– Derrière la montagne.

Frédéric Mistral
in Mémoires et souvenir (Traduit du provençal)

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Jésus, le petit frère

Auteur : Diethelm, P. Walther | Ouvrage : Le plus beau cadeau .

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Un bébé était arrivé pendant la nuit chez les voisins Dupré. Le matin, il était là, tout simplement couché dans le berceau. Il avait un mignon petit nez et des doigts si minuscules qu’il pouvait en porter plusieurs à la fois à la bouche.

Le bébé dormait et ne s’occupait nullement des gens qui l’entouraient. Ce n’était au fond pas bien poli ; et, les six enfants Dupré avaient l’air bien déçus. Ils auraient tant voulu saluer leur petit frère.

Papa leur expliqua qu’il ne fallait pas prendre cela comme une offense, que le petit enfant, ayant eu un long chemin à parcourir pour leur arriver, était fatigué, et que maintenant il voulait dormir.

Chacun fut satisfait de cette explication ; même, les enfants se mirent à parler tout bas pour ne pas empêcher le nouveau frère de dormir. Quand la nurse arriva et commanda à toute la petite compagnie de sortir, elle obéit sagement et se retira aussitôt, dans la chambre de famille, où, naturellement, la conversation continua à voix basse. Il s’agissait avant tout de savoir quel nom on donnerait au petit frère. Les uns voulaient l’appeler Francis, car ils avaient déjà eu un Francis, mais le Bon Dieu était venu le chercher. Les autres voulaient lui donner le nom de Robert ; le grand-père s’appelait ainsi. Finalement, papa mit fin à ces discussions en disant : « Claude sera son nom : son oncle et parrain s’appelle ainsi ».

* * *

Quelqu’un frappa à la porte. C’était Mariette, la petite voisine, qui passait la tête par l’entrebâillement de la porte et demandait si elle osait aussi entrer. Elle avait entendu parler d’un nouveau petit frère et elle aimerait tellement le voir.

Naturellement, elle put entrer ; comme elle n’avait pas de frères et sœurs pour jouer avec elle, les enfants Dupré la considéraient comme de la maison.

Pour faire plaisir à Mariette, papa ouvrit la porte de la chambre. Les enfants s’approchèrent sur la pointe des pieds et se groupèrent gentiment autour du berceau où était couché le petit Claude. Ils étaient fiers de présenter leur nouveau petit frère ! René expliqua même tout bas : « Tu sais, Mariette, il doit dormir maintenant, il a fait un si long chemin pour venir jusqu’à nous ; c’est pour cela que nous n’avons pas encore pu lui dire bonjour ».

Le petit Claude dormait et n’avait pas l’air de tenir beaucoup à faire connaissance avec ses frères et sœurs. Sans doute, trouvait-il qu’il lui resterait bien assez de temps pour cela, car il n’avait pas l’intention de retourner si vite chez le Bon Dieu ; au contraire, il semblait vouloir s’installer pour longtemps sur cette terre.

De retour dans sa famille, Mariette en eut long a raconter.

« Maman, dit-elle tout à coup, les Dupré avaient déjà six enfants, et maintenant ils en reçoivent encore un, cela fait sept. Et chez nous, il n’y a que moi ! Pourquoi les Dupré… ont-ils encore un enfant ? Ils en ont bien assez ! Le Bon Dieu aurait pu le savoir et nous le donner à nous, ce petit. Je lui aurais bien cédé la voiture de poupée que saint Nicolas m’a apportée ; elle est assez grande pour lui, il est si petit ! »

En entendant parler Mariette, la maman souriait, tout émue. Elle-même avait pensé presque la même chose. Depuis si longtemps elle souhaitait un petit frère à sa Mariette.

« Mariette, dit-elle pour consoler la petite et en-même temps pour se consoler elle-même, le Bon Dieu donne les petits enfants à qui il veut, et comme il veut ; on ne peut que le prier, et rien de plus, pour en obtenir un. Peut-être ne le lui as-tu pas dit assez aimablement et assez fort que tu désirais un petit frère. Ainsi il n’a pas frappé à la bonne porte ».

* * *

Il se trouva que la classe de Mariette put assister au baptême du petit Claude, parce que M. le Vicaire leur avait justement expliqué le sacrement de baptême au catéchisme. Tous se rassemblèrent autour de cet enfant de la terre qui allait devenir un enfant de Dieu. Pleins de respect, ils observèrent comment le prêtre traçait le premier signe de croix sur le front et sur la poitrine du bébé. Ils le virent mettre un peu de sel dans la bouche du petit Claude, « le sel de la sagesse », comme le prêtre l’appelait. Le petit tordit un peu la bouche, puis il se remit à dormir comme il l’avait toujours fait jusque là. Les enfants accompagnèrent le bébé dans l’église, où, avec le parrain et la marraine, ils récitèrent le Notre Père et le Credo. Du premier banc, ils suivirent attentivement chaque cérémonie. Ils virent comment se faisaient les onctions avec l’huile sainte ; comment l’eau du baptême était versée sur la petite tête. Ils se tenaient sur la pointe des pieds pour ne perdre aucun geste du prêtre, sachant combien le baptême est important. Ils savaient bien que sans baptême on n’est rien devant le Bon Dieu. En effet, on ne peut même pas recevoir un autre sacrement avant d’avoir été baptisé.

Celui qui n’aurait rien vu de ce saint acte, aurait au moins pu en entendre quelque chose. Claude, le nouveau chrétien, s’était mis à crier de toutes ses forces. Il ne paraissait pas du tout enchanté de recevoir cette eau. Le poupon pleurait encore même après que sa petite tête eut été séchée avec de la ouate. La cérémonie terminée, le parrain et la marraine sortirent de l’église avec leur protégé. René les suivait de tout près, portant le cierge baptismal, trop lourd pour les menottes de son petit frère nouveau-baptisé.

Après le baptême, Mariette attendit M. le Vicaire devant la sacristie. Quand il sortit, elle lui donna la main en lui disant : « M. le vicaire, j’aimerais aussi un petit frère. Maman a dit qu’il fallait le commander au Bon Dieu. Je l’ai fait déjà souvent, mais il ne m’a pas écoutée ; il a envoyé le bébé chez les Dupré. Peut-être saurez-vous mieux présenter mon désir au Bon Dieu ; chaque jour vous êtes si près de Jésus pendant la sainte messe. S’il vous plaît, demandez au Bon Dieu de m’exaucer ; n’oubliez pas la bonne adresse : Mariette Olivey, Rue Haute 15. »

* * *

Mariette ne remarqua pas le sourire de M. le Vicaire ; elle était tout oreilles pour écouter sa réponse et se demandait si M. le Vicaire avait bien tout compris et s’il ferait bien la commission.

« Bien, Mariette ! dit M. le Vicaire. Je présenterai à Jésus ta requête. Mais je ne peux pas te promettre qu’il fera selon ton désir. Il me vient une idée : peut-être Jésus ne veut-il pas te donner un petit frère, parce que c’est Jésus lui-même qui veut être ton petit frère. Tu sais, ma petite, qu’il s’est fait enfant pour descendre sur la terre le jour de Noël. S’il est si pauvre et si petit, c’est pour pouvoir dire à tous les hommes, grands et petits : « Je veux être votre frère ! » Mariette, maintenant que tu te prépares à ta première communion, tu devrais souvent penser à cela et aller tous les jours rendre visite à Jésus à l’église. Ainsi chaque fois que tu aimerais jouer avec un petit frère, va chez lui et dis-lui que tu l’aimes bien. Le jour de ta première communion, il viendra dans ton cœur, et ce divin petit frère te donnera cette joie non seulement une fois, mais chaque fois que tu iras communier plus tard. »

Mariette est rentrée toute pensive. Elle a froncé les sourcils comme une grande qui doit beaucoup réfléchir. Jésus est mon frère ?… C’est magnifique !… C’est encore plus beau que d’avoir le plus cher petit frère dans le berceau à la maison… Mariette se sent heureuse.

* * *

« M. le Vicaire, regardez ce que j’ai trouvé dans la crèche hier soir », dit le sacristain, le lendemain matin, à la sacristie. Et il lui tendit une grande poupée toute neuve. Heureusement, la porte de la sacristie était fermée, sinon, dans l’église on aurait entendu M. le Vicaire rire tout fort. — Que c’était amusant, cette poupée que quelqu’un avait mise dans la crèche avec l’enfant Jésus ! — « Voyez, il y avait encore un billet sur lequel est écrit en grandes lettres : Pour Jésus le petit frère ! C’est une enfant de la première ou de la deuxième classe qui doit l’avoir écrit. »

  1. le Vicaire eut vite trouvé la clef du mystère : personne d’autre que Mariette n’a pu faire cela, pense-t-il. Elle a voulu faire cadeau à l’enfant Jésus de ce qui lui était le plus cher, afin de réjouir son petit frère divin.

Naturellement, on ne remit pas la poupée dans la crèche à l’église. Jésus n’aurait su qu’en faire ; l’amour de Mariette lui suffisait. Une poupée dans la crèche ! … que diraient les personnes venant à l’église ? … Elles ne pouvaient savoir ce qu’une petite fille avait voulu donner et dire à l’enfant Jésus en lui apportant sa poupée.

 

* * *

Ce soir-là quand Mariette alla se coucher elle trouva sa poupée sur son lit. Elle tenait une image représentant le petit Jésus tendant les mains. M. le Vicaire avait écrit : « Le divin petit frère te dit merci ! »

Heureuse, la poupée dans ses bras, Mariette s’endormit. Dans son sommeil elle souriait encore, parce qu’elle aussi avait un petit frère.

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Dans la nuit où s’ouvrent les cœurs

Auteur : Dardennes, Rose | Ouvrage : Et maintenant une histoire II, Fêtes de l’année liturgique .

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Ils sont deux, Martine et Vincent, petits et transis, seuls entre le bois et la plaine immense, dans la profonde nuit. Leurs yeux grands ouverts sur tout ce noir hostile gardent encore l’affreuse vision du château paternel assailli, ravagé, pillé…

Et leur cœur est en eux comme avec une grande déchirure béante qui les fait pleurer et appeler douloureusement le papa et la maman que le sire de Mauroc a emmenés prisonniers…

« Papa !…

– Maman !… »

Ah ! dès que s’apaisa le tumulte de la bataille, durant laquelle ils s’étaient cachés tous les deux derrière une tenture, comme ils les ont cherchés !… Dans tout le château désert et ruiné, sinistre comme si la mort y rôdait encore, ils ont appelé… crié… Pleuré, aussi ; car dans la chère demeure ravagée, l’écho de leur propre voix répondait seul, lugubrement, à leurs appels ; et toutes les portes béantes ou enfoncées ouvraient sur des salles vides, abandonnées, glacées…

Tant qu’une lueur de jour pénétra par les hautes fenêtres à meneaux, ils ont erré par les couloirs et les galeries, et lorsqu’ils n’y virent plus à l’intérieur, ils furent chercher encore par les cours et les jardins…

Mais en vain.

Parents, serviteurs, amis, tous étaient morts ou prisonniers ; il n’y avait plus personne.

Personne, qu’un petit garçon de sept ans, et sa sœur qui en avait à peine six…

Dans la grande nuit tout à fait venue, un grand frisson les saisit et ils s’enfuirent sans savoir où, tout droit devant eux, courant comme si dans cette ombre affreuse le sire de Mauroc allait les poursuivre…

Tant coururent et crièrent, et pleurèrent, les pauvrets, qu’ils tombèrent épuisés au pied d’un grand chêne tout en haut de la colline… C’était fini, leurs petites jambes ne pouvaient plus avancer, et ils avaient si peur, si peur…

Alors ils se serrèrent très fort l’un contre l’autre, et tous les deux contre le grand arbre…

Mais comme le grand arbre était raide et froid !…

Tant qu’ils avaient marché, ils n’avaient pas pris garde au silence de la nuit. Mais maintenant que leurs pas se sont tus, ah ! comme c’est grand, et grave, et effrayant, tout ce noir où l’on n’entend rien, rien, rien…

Ils se serrent encore plus fort et retiennent même leur souffle…

Oh ! ce craquement, là tout près, n’est-ce pas un loup ?… Ou bien le sire de Mauroc et ses soudards venus pour les saisir et les tuer ?…

Et ces formes, là-bas, encore plus noires que la noire nuit ?… Des buissons ?… des bêtes ?… des hommes prêts à bondir ?… Ah ! que c’est affreux pour deux petits enfants d’être seuls et perdus dans la nuit !…

Leurs yeux, pourtant, finissent par se clore : ils sont si las… et ils ont tant pleuré.

* * *

Leurs anges gardiens seuls savent combien de temps Martine et Vincent ont dormi dans la froide nuit.

Mais voici que, tout à coup, dans cette nuit toute noire s’allume – très loin – une lumière tremblante… puis une autre… dix… vingt… cent… plus encore, bien sûr : à droite, à gauche, en face aussi, à croire que les étoiles du ciel sont toutes descendues pour voyager cette nuit sur la terre, par petits groupes clignotants, comme elles font les autres nuits dans le ciel… Elles sont seulement un peu moins blanches et brillantes que là-haut, mais c’est sans doute pour ne pas éblouir les petits enfants des hommes !…

Comme c’est drôle : les étoiles en voyage sur la terre partent des quatre coins de la nuit ; mais elles s’en viennent toutes vers une brillante constellation qui vient de s’allumer d’un seul coup au milieu, et ne bouge pas, elle… Martine et Vincent regardent, regardent ces lueurs amies, et songent à se mettre en route comme elles vers la lumière toute rose des six fenêtres en ogives et du grand portail illuminé… lorsque débouchent là, juste derrière eux, quelques lumières encore qui accourent, s’arrêtent et se penchent sur leurs visages.

« Oh ! les pauvres petits, mon Dieu !… » dit une douce voix à côté d’eux. Des bras solides et forts les soulèvent… Une douce chaleur, peu à peu, les enveloppe… Ils arrivent dans une grande salle où flambe une bûche énorme sur des landiers de fer, et le lait chaud et sucré coule entre leurs lèvres bleuies de froid… Ils sont bien… Trop bien… C’est un beau rêve sans doute ! »

* * *

« Que me dit-on, Bertrande ?… Vous avez recueilli… »

Un homme vient de pénétrer dans la haute salle, et les petits poussent un cri de terreur : cet homme à l’affreux regard de tigre, ils l’ont reconnu, ils en sont sûrs, c’est le sire de Mauroc ! Ah ! c’est un cauchemar, maintenant l’homme s’approche, et son regard luit…

« Maughein… Comme je me rendais avec mes gens à l’office de cette Sainte Nuit, je les ai trouvés, en larmes et transis sur le chemin glacé… Et je les ai ramenés ici…

– Mais savez-vous, Bertrande, qui sont ces enfants-là ?…

– Des malheureux, que Dieu nous envoie, Maughein…

– Le fils et la fille du seigneur de Haultjoye, mon prisonnier !… J’entends qu’on les jette dehors à l’instant !

– Maughein ?… Y pensez-vous ?… »

L’homme au regard de tigre se dresse, menaçant, et du doigt montre la porte à dame Bertrande son épouse.

« Qu’on me laisse seul avec eux ; je m’en charge, moi ! »

Plus encore qu’au pied du grand chêne, dans la nuit glacée, les pauvrets se serrent l’un contre l’autre, transis de peur…

« Maughein !… Maughein ! dit encore la douce voix derrière la porte, allez-vous une nuit de Noël mettre le comble à vos crimes ? Ne voyez-vous pas que Dieu vous envoie ces petits pour vous inviter plutôt à vous repentir ?

– Taisez-vous, et partez, vous dis-je !… Ou sinon… »

Elle se tait, oui. Car elle a dit les mots qu’elle avait à dire, et, quoi qu’il y fasse, son époux les a reçus en plein cœur ; si rudement que son pas en est plus lent, et moins cruel son regard pesant silencieusement sur Martine et Vincent…

Mon Dieu, qu’est-ce qu’il va faire ?… Et qu’il est impressionnant, là, tout droit au-dessus d’eux, sans rien dire et sans bouger…

Les secondes passent… Et puis les minutes…

D’abord, ils n’osent lever les yeux. Mais c’est si long qu’à la fin Vincent s’y risque, timidement…

« Oh ! regarde… » murmure-t-il à sa sœur dans un souffle.

Tous les deux voient ainsi rouler lentement une larme des yeux du sire de Mauroc. Et ces yeux qui pleurent ne luisent plus comme ceux du tigre…

« Noël !… » répète l’homme à mi-voix…

Noël !… Depuis dix ans qu’il brigande dans la région, il ne fête plus Noël, lui… Dame Bertrande, chaque année, s’en va seule avec ses gens vers la petite église en liesse…

Mais voici que ce soir, puisqu’encore il ne vient point, Monseigneur Jésus l’envoie chercher par ces deux petits-là… ? Monseigneur Jésus ne connaît point en son Cœur la méchante fierté des hommes qui se replient durement lorsqu’une fois on les a blessés… Il aime encore Maughein, et l’appelle ; Il lui envoie ces deux petits à sa porte pour lui suggérer le geste qui réparerait un peu le malheur qu’hier il sema à Haultjoye…

Ce geste… il le devine… il le voit… il n’aurait que trente pas à faire pour ouvrir au fond du sombre couloir la porte du cachot où pleurent sans doute Alain et Marie-Liesse de Haultjoye en songeant à leurs enfants perdus… Il les amènerait là… et les petits, éblouis, sauteraient dans leurs bras…

…Et puis ensemble, ayant fait la paix, tous iraient bien vite, avec les petites lanternes dans la grande nuit, retrouver les autres chez Monseigneur Jésus qui apporte le pardon et la paix aux gens de bonne volonté.

 

* * *

Ils iraient… Ils vont…

Ils arrivent, tout juste comme on sonne la messe.

Car ce geste, le sire de Mauroc l’a accompli pour montrer à Dieu sa bonne volonté revenue. Et tandis qu’au fond de l’église il avoue ses crimes et s’incline sous le divin pardon, Martine et Vincent, serrant bien fort la main de leur papa et de leur maman, s’en vont jusqu’à la crèche remercier Monseigneur Jésus venu parmi les hommes pour qu’en leur cœur la haine cède le pas à l’amour et que refleurisse le bonheur sur les pas de la charité…

 

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La pastorale de Galagu

Auteur : Renoux, Jean-Claude | Ouvrage : Autres textes .

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Dans une maison, vieille maison offerte à tous les vents, restait il y a bien longtemps une vieille, vieille femme qu’on appelait la mamet Jaumette. La vie n’avait guère épargné la vieille, et elle n’avait plus de famille qu’un petit-fils. Et encore : l’enfant qui s’appelait Olivier était si petit, si maigre, si pâle, que le voyant chacun retenait sa respiration de crainte de le voir s’affaisser comme un château de cartes. La vieille avait en charge la bergerie du château de la Baume qui se trouvait tout à côté de la maison, vieille maison offerte à tous les vents.

Un jour un médecin passant par là, vit l’enfant si petit, si maigre, si pâle. Il dit à la vieille femme qu’elle devrait mieux le conduire à l’hôpital. Au regard qu’échangèrent la mamet Jaumette et son petit-fils, il sut que rien ne pourrait séparer ces deux-là. Alors il proposa à la vieille de faire coucher l’enfant dans la bergerie, et non dans la vieille maison offerte à tous les vents :

— La chaleur des moutons le protégera du froid, et avec un peu de chance peut-être se portera-t-il mieux.
Et le médecin s’en fut là où l’on payait ses services.

La vieille femme aménagea un coin pour l’enfant, à l’écart des moutons, et la vie continua comme par le passé. Mais Olivier ne s’en portait pas mieux. La fièvre dévorait ses grands yeux, et il ne quittait plus guère la bergerie.

Vint la période de Noël. Olivier, pour passer le temps, confectionna une crèche, et y mit tous les santons que la mémé Jaumette lui avait offerts les Noëls précédents :

Le tout petit Enfant dans son nid de paille, Joseph et Marie, le bœuf et l’âne, les rois mages, l’ange Boufareu soufflant dans sa trompette, le berger et son chien, un petit pâtre qui portait un agneau, l’aveugle et son fils, un banc d’allumettes, les amoureux Mireille et Vincent se cachant derrière un buisson de mousse, Roustide et sa lanterne cherchant les amoureux, le Ravi s’extasiant tout en levant les bras, le garde champêtre et le boumian, la poissonnière et son pistachier de mari, le rémouleur, qu’on appelle amoulaïre en Provence, le meunier qui s’était chargé d’un sac énorme de farine fraîchement moulue, un montreur d’ours et sa bête…

Olivier se dit que l’âne et le bœuf ne suffiraient peut-être pas à réchauffer le tout petit enfant, et il découpa une étoile de papier jaune qu’il accrocha tout en haut de la crèche. Puis il songea que peut-être l’agneau du pastouret aurait soif, et il confectionna un gros nuage bleu avec du carton qu’il suspendit non loin de l’étoile de papier jaune. Quand il eut fini d’aménager la crèche, il se rappela les contes de la mamet Jaumette, et de Galagu, le géant du légendaire provençal. Alors avec un peu d’argile, il fit une figurine, plus grande que les autres, qu’il plaça non loin du pastouret et de l’agneau. Et puisqu’il lui restait du temps, puisqu’il avait sous la main bien des boites en carton, et beaucoup de planches, il fabriqua, à quelques pas de la crèche, un petit village provençal, avec ses maisons, ses rues commerçantes et ses ruelles tortueuses, sa place et sa fontaine… il n’y manquait que le mont du Castelas et l’étang de l’olivier pour que le village ressemblât à Istres, en ce temps-là !

Il eut terminé pour Noël. La mamet Jaumette vint lui apporter un grand plat de lentille, en guise de réveillon, et admira la crèche, et le village à quelques pas de là.

— Surtout ferme bien les portes : il fait si froid que les loups approchent du village. Bientôt on les verra gratter aux portes des bergeries. Ils pourraient manger les moutons, et toi par dessus le marché !

Olivier promit, et la vieille s’en fut vers la maison offerte à tous les vents.

L’enfant contemplait la crèche, quand tout à coup voilà qu’elle s’anima :

Le tout petit Enfant dans son petit nid de paille souriait à Joseph et Marie, le bœuf et l’âne soufflaient à qui mieux peut, les rois mages se félicitaient d’être arrivés à temps au bout de leur voyage, l’ange Boufareu reprenait son souffle, le berger caressait le chien qui remuait la queue, l’agneau se pressait contre le pastouret en regardant Galagu, le fils de l’aveugle faisait asseoir le vieux sur le banc d’allumettes, les amoureux Mireille et Vincent s’embrassaient derrière le buisson de mousse, pendant que Roustide balayait l’obscurité de sa lanterne pour les chercher, le Ravi s’extasiait tout en levant les bras et en regardant les amoureux : » Que le monde est beau « , le garde champêtre roulait une cigarette pour le boumian, et le boumian proposait au garde champêtre de partager avec lui la dinde qu’il avait volé à Roustide, la poissonnière surveillait son pistachier de mari, le rémouleur, qu’on appelle amoulaïre en Provence, affûtait un couteau, le meunier posait le sac énorme de farine fraîchement moulue pour s’éponger le front, le montreur d’ours faisait danser sa bête…

Galagu bailla bien fort, et déclara aux uns aux autres, qu’il avait bien faim et qu’il s’offrirait bien un agneau. Quand il fit un pas vers celui du pastouret, tous s’émurent. Mais le géant eut vite fait de bouléguer les uns, les autres, d’aganter le couteau du rémouleur, et de courir après le petit pâtre qui se sauvait de toutes ses courtes jambes d’argile vers le village provençal, à quelques pas de là, sous le regard étonné d’Olivier :

— Ne bouge pas, lui dit l’ange Boufareu, ou tu deviendrais santon parmi les santons !

Le pastouret et Galagu coururent entre les maisons de bois et de carton, au hasard des rues et des ruelles tortueuses…

Les rois mages n’avaient encore rien dit, rien fait pour empêcher Galagu de s’emparer de l’agneau. Mais figurez-vous que le soir de Noël chacun d’eux a droit à un vœu ! Gaspard tendit le doigt vers les araignées qui regardaient toute cette animation, suspendues aux poutres maîtresses de la charpente de la bergerie. Les araignées descendirent à toutes pattes et tentèrent de maîtriser en le ligotant de leurs fils le géant en furie. Elles se décarcassèrent tant et plus, mais malgré la peine qu’elles y prirent, le géant eut tôt fait de se libérer. Melchior tendit alors la main vers le nuage de carton bleu, et voilà que celui-ci déversa l’eau en quantité telle que bientôt les pas du géant se firent plus pesant, ses pieds ne se décollèrent plus qu’avec difficulté. Bientôt il ne put plus avancer, puis il ramollit, et se transforma en un tas informe d’argile humide, tout en haut du village de bois et de carton, pendant que l’eau dévalait les rues et les ruelles, pour former une mare en contrebas. Balthazar, qui ne voulait pas être de reste, tendit le doigt vers l’étoile de papier jaune, et voilà que les araignées affluèrent à nouveau, et entreprirent de la hisser tout en haut de la plus grosse des poutres maîtresses de la charpente de la bergerie. Là, l’étoile se mit à briller, à briller, à briller, alors que l’ange Boufareu, avant d’emboucher sa trompette, s’adressait à l’enfant pour lui dire :

— Eh bien, qu’attends-tu pour ouvrir toutes grandes les portes de la bergerie ? C’est Noël pour tous ce soir !
Puis chacun reprit la pause :

Le tout petit Enfant dans son nid de paille, Joseph et Marie, le bœuf et l’âne, les rois mages, l’ange Boufareu soufflant dans sa trompette, le berger et son chien, le petit pâtre portant l’agneau, l’aveugle et son fils, les amoureux Mireille et Vincent derrière un buisson de mousse, Roustide et sa lanterne, le Ravi levant les bras, le garde champêtre et le boumian, la poissonnière et son pistachier de mari, le rémouleur, qu’on appelle amoulaïre en Provence, le meunier et son sac énorme de farine fraîchement moulue, le montreur d’ours et sa bête…

Olivier ouvrit la porte ! Une première paire d’yeux s’allumèrent dans l’obscurité, et un loup rentra en montrant les dents, puis un autre, et un troisième. Mais au lieu de courir aux moutons, ils s’adoucissaient en pénétrant plus avant, et en passant sous l’étoile. Les voilà assis tout autour du plat de lentille ! Ensuite se fut au tour des renards, puis des blaireaux de prendre place dans la bergerie. Les lapins, les écureuils suivirent. Les animaux des bois, des combes et des collines se pressaient autour du plat, et plus ils en mangeaient, autant il y en avait. Le plat semblait ne devoir jamais diminuer. Quand ils furent assadoulés, ils partirent. Les loups d’abord, puis les renards et les blaireaux, suivis des lapins et des écureuils, et de tous les animaux qui peuplent les bois, les combes et les collines d’Istres.

Lorsqu’au matin la mamet Jaumette se rendit à la bergerie, sa gorge se noua en voyant les portes grandes ouvertes. Elle eut peur pour les moutons, bien sûr, mais surtout pour Olivier, si petit, si maigre, si pâle, incapable de résister à l’appétit des loups ! Ce furent des bêlements amicaux qui l’accueillirent, au lieu du carnage qu’elle redoutait voir. Tout à côté de la crèche, l’enfant dormait. La fièvre semblait être tombée. La vieille, vieille femme s’étonna de voir que le village de cartons et de bois comptait maintenant un mont qui ressemblait à celui du Castelas ; et un étang lui baignait les pieds, qu’on aurait pris pour celui de l’olivier : c’était bien Istres, tel qu’il était en ce temps-là. Un rayon de soleil rentra derrière la vieille. Mille fils d’or scintillèrent, mille fils d’or qui convergeaient vers l’étoile qui brillait, tout là-haut, suspendue à la plus grosse des poutres maîtresse de la charpente de la bergerie.

Jean-Claude Renoux

 

Source : http://contespourtous.centerblog.net/6536439-La-pastorale-de-Galagu

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Le Salut des Bêtes

Auteur : Lemaître, Jules | Ouvrage : Autres textes .

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La vieille Séphora habitait le village de Bethléem.

Elle vivait d’un troupeau de chèvres et d’un petit champ planté de figuiers.

Jeune, elle avait été servante chez un prêtre, en sorte qu’elle était plus instruite des choses religieuses que ne le sont d’ordinaire les personnes de sa condition.

Revenue au village, mariée, plusieurs fois mère, elle avait perdu son mari et ses enfants. Et alors, tout en restant secourable aux hommes selon ses moyens, le meilleur de sa tendresse s’était reporté sur les bêtes. Elle apprivoisait des oiseaux et des souris ; elle recueillait les chiens abandonnés et les chats en détresse ; et sa petite maison était pleine de tous ces humbles amis.

Elle chérissait les animaux, non seulement parce qu’ils sont innocents, parce qu’ils donnent leur cœur à qui les aime et parce que leur bonne foi est incomparable, mais encore parce qu’un grand besoin de justice était en elle.

Elle ne comprenait pas que ceux-là souffrent qui ne peuvent être méchants ni violer une règle qu’ils ne connaissent pas.

Elle s’expliquait tant bien que mal les souffrances des hommes. Instruite par le prêtre, elle ne croyait pas que tout finit dans la paix dormante du schéol, ni que le Messie, quand il viendrait, dût simplement établir la domination terrestre d’Israël. Le « royaume de Dieu », ce serait le règne de la justice par delà la tombe. Il apparaîtrait clairement, dans ce monde inconnu, que la douleur méritée fut une expiation. Et quant à la douleur imméritée et stérile (comme celle des petits enfants ou de certains malheureux qui n’ont que médiocrement péché), elle ne semblerait plus qu’un mauvais rêve, et serait compensée par une somme au moins égale de félicités.

Mais les bêtes qui souffrent ? Mais celles qui meurent lentement de maladies cruelles, — comme les hommes, — en vous regardant de leurs bons yeux ? Mais les chiens dont la tendresse est méconnue, ou ceux qui perdent le maître à qui ils s’étaient donnés, et qui se consument de l’avoir perdu ? Mais les chevaux, dont les journées si longues ne sont qu’un effort haletant, une lassitude saignante sous les coups, et dont le repos même est si morne dans l’obscurité des écuries étroites ? Mais les fauves captifs que l’ennui ronge entre les barreaux des cages ? Mais tous ces pauvres animaux dont la vie n’est qu’une douleur sans espoir et qui n’ont même pas une voix pour faire comprendre ce qu’ils endurent ou pour se soulager en malédictions ? A quoi sert leur souffrance, à ceux-là ? Qu’est-ce qu’ils expient ? Ou quelle compensation peuvent-ils attendre ?…

Séphora était une vieille femme bien simple ; mais, parce qu’elle était ingénument affamée de justice, elle agitait souvent ces questions dans son cœur ; et la pensée du mal inexpliqué obscurcissait pour elle la beauté du jour et les couleurs exquises des collines de Judée.

* * *

Lorsque ses voisins vinrent lui dire : « Le Messie est né ; un ange nous l’a annoncé la nuit dernière ; il est dans une étable, avec sa mère, à un quart de lieue d’ici ; et nous l’avons adoré », la vieille Séphora répondit :

— Nous verrons bien.

Car elle avait son idée.

Le soir, après avoir soigné ses chèvres, donné la pâtée à ses autres bêtes et les avoir toutes embrassées, elle se mit en marche vers l’étable merveilleuse.

… Dans l’enchantement de la nuit bleue, la plaine, les rochers, les arbres et jusqu’aux brins d’herbe semblaient immobiles de bonheur. On eût dit que tout sur la terre reposait délicieusement. Mais la vieille Séphora n’oubliait pas que, à cette heure même, la Nature injuste continuait de faire des choses à défier toute réparation future ; elle n’oubliait pas que, à cette heure même, par le vaste monde, des malades qui n’étaient pas des méchants suaient d’angoisse dans leurs lits brûlants, des voyageurs étaient égorgés sur les routes, des hommes étaient torturés par d’autres hommes, des mères pleuraient sur leurs petits enfants morts, — et des bêtes souffraient inexprimablement sans savoir pourquoi…

Elle vit devant elle une lueur suave, et pourtant si vive qu’elle faisait pâlir celle de la lune. Cette lumière émanait de l’étable, qui était creusée dans un rocher et soutenue par des piliers naturels.

Près de l’entrée, des chameaux dormaient sur leurs genoux repliés, au milieu d’un amoncellement de vases ciselés ou peints, de corbeilles de fruits, de lourds tapis déroulés et de coffrets entr’ouverts où des joyaux scintillaient prodigieusement.

« Qu’est-ce que cela ? demanda la vieille femme.

— Les rois sont arrivés, répondit un homme.

— Des rois ? » dit Séphora en fronçant les sourcils.

* * *

Elle entra dans l’étable, vit l’Enfant dans une crèche, entre Marie et Joseph, les trois rois Mages, des bergers et des laboureurs avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, et, dans un coin, un âne et un bœuf.

— Attendons, dit-elle.

Les trois rois s’avancèrent vers l’Enfant, et les bergers se reculèrent poliment devant eux. Mais l’Enfant fit signe aux bergers de s’approcher.

La vieille Séphora ne bougea point.

L’Enfant posa sa petite main d’abord sur la tête des femmes et des filles, parce qu’elles sont meilleures et souffrent davantage, puis sur celles des hommes et des garçons.

Et Marie leur dit :

— Soyez patients ; il vous aime et vient souffrir avec vous.

Alors le roi blanc crut son tour venu. Mais l’Enfant, d’un geste doux, appela le roi noir, puis le roi jaune.

Le roi noir, les cheveux tressés court et luisants d’huile, et riant de toutes ses dents, offrit au nouveau-né des colliers d’arêtes de poisson, des cailloux de diverses couleurs, des dattes et des noix de coco.

Et Marie lui dit :

— Tu n’es pas méchant, mais tu ne sais pas. Tâche de te figurer ce que tu serais si tu n’étais pas roi dans ton pays. Ne mange plus d’hommes et ne bats plus tes sujets.

Le roi jaune, aux yeux obliques, offrit des pièces de soie brodées de chimères, des potiches où des rayons de lune semblaient figés dans l’émail, une sphère d’ivoire curieusement fouillée, qui représentait le ciel avec ses planètes et tous les animaux de la création, et des sacs de thé cueilli sur des arbrisseaux de choix dans la bonne saison.

Et Marie lui dit :

— Ne te cache plus à ton peuple. Ne crois pas que toute sagesse soit en toi et dans ta race. Et prends soin de ceux qui ne mangent que de mauvais riz.

Le roi blanc, en habit militaire, offrit à l’Enfant des orfèvreries délicates, des armes ciselées et niellées, des statuettes taillées à la ressemblance des plus belles femmes, et des étuis de pourpre contenant les écritures d’un sage nommé Platon.

Et Marie lui dit :

— Ne fais pas de guerres injustes. Crains les plaisirs qui endurcissent le cœur. Fonde des lois équitables, et crois qu’il importe à tous et à toi-même que nul ne soit maltraité dans ton royaume.

Et, après les bergers et les laboureurs, l’Enfant bénit les rois, dans l’ordre où il les avait appelés.

* * *

La vieille Séphora songeait :

— Cet ordre est raisonnable. L’Enfant a commencé par ceux qui ont le plus besoin de sa venue. Il fait assez entendre qu’il se soucie de la justice et qu’il en rétablira le règne, soit dans ce monde, soit dans un autre… Sa mère, d’ailleurs, a très bien parlé… Cependant il ne songe pas à tout. Que fera-t-il pour les bêtes ?

Mais Marie entendit sa pensée. Elle se tourna vers l’Enfant, et l’Enfant se tourna vers l’âne et le bœuf.

* * *

L’âne, maigre et rogneux, le bœuf, assez gras, mais triste, s’approchèrent de la crèche et flairèrent Jésus…

L’Enfant posa une main sur le nez du bœuf et, de son autre main, il serra doucement une des oreilles de l’âne.

Et le bœuf sembla sourire ; et des yeux de l’âne jaillirent deux larmes, qui se perdirent dans son poil rude.

En même temps, un des chameaux qui étaient dehors entra paisiblement dans l’étable et allongea vers l’Enfant sa tête confiante.

* * *

La vieille Séphora comprit ce que cela signifiait, et qu’il y a aussi un paradis pour les bêtes qui souffrent…

Et, à son tour, elle s’avança vers l’Enfant.

 

 

 

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